Entretien avec Martine Clerckx, co-fondatrice de la fondation Wide, sociologue de formation.

La fondation Wide

Martine Clerckx : La fondation Wide a été fondé il y a 20 ans. Depuis 2001, nous travaillons sur l’identification des tendances sociétales et la construction de scénarios pour le futur. Depuis 2004, nous les quantifions dans différents pays pour vérifier si des tendances auxquelles on croit résonnent auprès de la population, si des scénarios prospectifs émergent ou si, au contraire, des scénarios auxquels on croyait ne trouvent pas de résonance chez les citoyens.

Les six grandes tendances de notre société

Les six grandes tendances de notre société : l'urbanisation, l'éducation, le vieillissement, l'individualisme, la globalisation et les changements climatiques.
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AT : Six megatrends (=tendances prouvées au niveau macro qui influencent la société, l’économie, la culture, la vie politique, associative et personnelle) traversent notre société pour le moment :  l’individualisme, les changements climatiques, l’éducation, la globalisation, le vieillissement et l’urbanisation.

M.C. : Toute la remise en cause de la démocratie est fortement liée au premier megatrends, c’est-à-dire à la poussée de l’individualisme. Cela se manifeste par le fait qu’on décide de sa vie pour soi-même, qu’on appartient beaucoup moins à des cercles pré-établis. On peut faire partie d’un syndicat mais on n’a plus pour lui le même attachement qu’avant. On n’a plus d’attachement familial à un cercle bien défini. Nous sommes devenus beaucoup plus individualiste.

De plus, avec une défection vis-à-vis de la globalisation, qui est un autre megatrend, on remarque une grande défiance vis-à-vis des institutions, vis-à-vis des gouvernements, des hommes politiques, des industriels et des entrepreneurs. Cela touche plus les 15-35 ans qui ont l’impression qu’ils doivent prendre leur vie en main et qui en ont les moyens grâce aux nouvelles technologies et aux réseaux qu’ils peuvent se créer. Ils sont ainsi aux manettes de leur vie. Ce sont vraiment deux changements qui affectent l’idée-même de démocratie.

Il y a aussi, bien entendu, l’écologie, qui est un megatrend prouvé au niveau macro. Celui-ci crée une sorte de gap générationnel. Les plus jeunes ont l’impression que les personnes plus âgées n’ont fait que consommer et qu’elles ont pollué, sans trop se poser de questions, le monde qu’elles laissent aux générations plus jeunes.

Il y a également le niveau d’éducation. C’est vrai qu’au niveau global, les sociétés sont plus éduquées qu’avant, on a plus accès à l’école qu’avant. Le système démocratique demande un niveau d’information sérieux. Or plus on est éduqué, mieux on est informé et mieux on comprend les mécanismes de la démocratie. L’effet « post truth » pratiqué par Trump et par les partisans du Brexit a un impact direct sur l’indice de confiance.

AT  : Et au niveau des changements climatiques ?

M.C. : Les changements climatiques ont amené des peurs. On est conscient qu’ils vont amener chez nous des réfugiés climatiques et que cela va créer de nouvelles pressions avec des gens qui auront encore accès aux ressources comme l’eau, et d’autres qui y auront un accès beaucoup plus difficile. D’où un risque de fracture sociale autour des ressources disponibles. Les jeunes sont beaucoup plus conscients de cette fracture que les personnes plus âgées. Jusqu’il y a 3 ou 4 ans, nous avons observé que les Belges étaient la traîne sur tout ce qui a trait à l’écologie. En 2016, on a vu, en une fois, la tendance liée à l’écologie monter très fortement en Belgique, c’est devenu quelque chose qu’il fallait prendre en compte.

AT : Comment expliquez-vous cette traîne de la Belgique ?

M.C. : Je pense que la Belgique n’a pas eu de figure emblématique pour porter ce courant. Tout mouvement, pour trouver sa résonance, a besoin d’une figure emblématique. Dans une société  très médiatisée qui surutilise les réseaux sociaux,  la figure emblématique peut  venir de la rue. Mais elle n’avait pas encore trouvé son catalyseur. Aujourd’hui, la marche pour le climat, avec ses représentantes francophone et néerlandophone, jouent ce rôle de catalyseur médiatique.

Peur ou optimisme ?

AT  : Selon vous, les jeunes ont plutôt peur de l’avenir ou sont plutôt optimistes ?

M.C. : Ils sont très paradoxaux. Ils ont peur de l’avenir en général. Mais ils sont relativement confiants dans leur capacité à trouver leur voie. Il y a un paradoxe entre l’avenir vu au niveau de la collectivité de la société et leur avenir personnel. Ils ont entamé une très grande dématérialisation. Pendant des générations, la voiture était le symbole de la liberté et un symbole de statut. Mais de plus en plus, les jeunes entrent dans une logique d’usage plutôt que de propriété et pensent : non, je n’aurai pas de voiture, je vais prendre des transports alternatifs, je n’aurai pas de maison, je vais cohabiter. Ils sont dans une logique moins matérialiste au premier degré que les générations précédentes.

AT  : Mais est-ce que tous les jeunes pensent comme cela ou seulement les plus favorisés ?

M.C. : Il y a un lien, surtout au niveau de l’écologie, où il y a un vrai gap de classe sociale. Il y a ce côté : je peux me permettre de me dématérialiser et d’avoir des moyens alternatifs. Mais ils ne sont pas forcément bon marché. C’est encore réservé aux classes sociales plus aisées. Il est beaucoup plus difficile d’adhérer à cette tendance pour quelqu’un qui est d’une classe sociale moins élevée. Il faut aussi faire la différence entre le discours et la réalité des choses. On peut très bien se dire très écologique mais si on va mettre une éolienne au fond de votre jardin, il y a quand même le côté NIMBY (not in my backyard : pas au fond de mon jardin) qui revient très rapidement. Les Belges n’aiment pas qu’on touche à leur liberté individuelle.

Le modèle LARSS – Les cinq valeurs fondamentales pour les jeunes.

Les 5 valeurs fondamentales pour les jeunes : Loyauté, Autonomie, Relationnel, Sens et Succès. Le modèle LARSS
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Le L de loyauté

M.C. : On a développé le modèle LARSS pour voir ce qui motivait le plus les gens, en particulier les jeunes. Dans le modèle LARSS, il y a d’abord le L, de loyauté. On s’est rendu compte, grâce à des  sociologues français qui ont fait ce travail, qu’il y avait une grande demande de pérennité, de retour à une sorte de loyauté. Cela peut englober un courant un peu nostalgique qui se retrouve très fortement présent chez les jeunes.

AT  : Mais, en même temps vous dites qu’ils sont moins rattachés à un syndicat ou à un parti politique, mais en même temps qu’ils sont loyaux ?

M.C. : Ils ont une nouvelle forme de loyauté. Ce qu’on appelle une loyauté relationnelle horizontale. C’est une sorte de fidélité sociale et collaborative. Comme ils emploient beaucoup les moyens collaboratifs, ils sont habitués aux critères des réseaux sociaux. Prenons l’exemple d’un logement sur Airbnb, vous allez être jugé en tant que personne qui loue le bien mais aussi en tant que personne qui a loué le bien. C’est une fidélité collaborative, fort différente de notre fidélité à l’ancienne. Même s’ils profitent des bienfaits de la technologie, même si pour eux l’accélération est plus facile à accepter, ils veulent garder une sorte de fil rouge. Ce n’est plus une fidélité verticale. Ce n’est plus l’idée que si mes parents faisaient comme cela, je vais continuer à faire comme ça. Si mon boss fait comme ça, je vais faire comme lui. C’est vraiment une fidélité au réseau et dans le mode collaboratif.

Le A d’autonomie

M.C. : C’est ce qui différencie les 15-35 ans et c’est ce qui leur donne cette part d’optimisme. Car ils ont l’impression qu’ils sont nés avec les nouvelles technologies, qu’ils les maitrisent complètement et donc qu’ils sont, plus que les autres, aux manettes de leur vie. Lors d’une étude menée en Wallonie pour l’entreprenariat collaboratif, on s’est rendu compte que la moitié des jeunes a envie d’entreprendre, et que la grande majorité voudrait entreprendre à plusieurs. Ils considèrent que c’est une force d’être en réseau et sont autonomes. Ils veulent être libres mais comptent sur le réseau pour implémenter cette liberté. Cela touche plus de la moitié des jeunes en Belgique. Et ils vont être sensibles, si on revient à la démocratie, à des mouvements qui vont leur permettre d’intervenir, de co-créer, de co-penser. Ils ne vont pas accepter qu’on dise c’est moi qui ait les bonnes idées pour vous. Ils voudront que les idées viennent de la co-création, de la co-pensée.

AT  : Ils veulent donc d’une démocratie plus directe ?

M.C. : Une démocratie directe mais dans des cercles un peu élitistes. Car ils choisissent les gens qui peuvent aider leur projet. C’est l’idée que pour lancer un projet on fait appel à son réseau, aux compétences nécessaires, aux convictions qui vous ressemblent.

Le R de relationnel

AT  :Vous faites donc une relation entre le A d’Autonomie et le R de relationnel ?

M.C. : Dans le R de relationnel, il y a tout le côté réseau dont j’ai déjà parlé. Mais il y a aussi la résonance, l’idée qu’on se sent mieux quand on a une relation au monde plus ouverte, moins défiante. On observe ici une énorme différence entre les jeunes urbains et les populations plus âgées de la campagne. Si on prend le Brexit, on remarque que les jeunes urbains ont voté pour rester dans l’Europe et que les gens plus âgés qui habitent dans endroits plus isolés, ont voté majoritairement pour le retrait. Cette notion d’être en résonance avec le monde  touche très fort les jeunes urbains. En Belgique, c’est un peu le même phénomène.

Le S de Sens et Succès

AT  : Il reste alors les deux S, de Sens et de Succès.

M.C. : On a mélangé les deux S car, pour cette génération, il y a l’idée de sens mais aussi celle de succès. On a envie de réussir, certes, mais en donnant un sens à sa vie et à l’action que l’on mène. Très souvent, on fait l’erreur de penser que le sens suffit. Il faut vraiment lutter contre l’injustice sociale, remettre l’humain, la nature au centre des choses, etc. Mais il ne faut pas le faire forcément à bas bruit. Il faut obtenir des résultats et il faut avoir du succès et être reconnu. Et ça c’est une grande différence par rapport à un sens qui pouvait être conçu comme plus fermé auparavant.

La démocratie

AT :Que pensent les jeunes de la démocratie actuelle ?

M.C. : Beaucoup de jeunes n’ont pas connu les époques sans démocratie. Ils sont nés, pour la plupart dans des pays où la démocratie existait déjà. Mais iIs sont déçus. Ils ont l’impression que le système est de plus en plus difficile à vivre. Ils ont beau travailler, ils voient bien que le travail n’apporte plus de progrès social. Les jeunes ont vu que leurs parents pouvaient se faire éjecter de leur boulot dès qu’ils avaient atteint un certain âge.

Les jeunes ont donc une certaine défiance par rapport au système établi. Ceux-ci ont l’impression, et en Belgique c’est peut-être encore plus le cas, qu’on est dans un système où il faut faire des coalitions et donc des compromis. Et il n’y a pas énormément d’action qui en ressort.

Face à cette déception, il y a deux manières de réagir en Europe. On peut se tourner vers des figures plus autocratiques en se disant qu’au moins eux, ils prennent des décisions, qu’avec eux on sait dans quel dans le sens on va, qu’ils démontrent que l’Etat a encore du pouvoir. Ou bien, on peut esssayer de réinventer la démocratie avec des méthodes plus participatives ou de démocratie directe, des méthodes où leur avis compte.

AT  : Ce qu’il se passe pour le moment en communauté germanophone où des citoyens sont tirés au sort, c’est un peu ça ?

M.C. : Cela peut être intéressant parce qu’il y a une notion de réseau d’expertise chez les jeunes. Donc, effectivement, ils sont sensibles à ce que les citoyens puissent donner leur avis et  puissent intervenir.

Deux attitudes face à la déception démocratique

AT  : Vous parliez de deux tendances : une autre démocratie ou plutôt se tourner vers plus d’autocratie. Un des gros enjeux pour les années futures est de montrer aux jeunes qu’il ne faut pas rentrer dans un système autocratique ?

M.C. : Oui, il y a d’un côté cette sorte de défiance, où on a envie de retourner vers un système plus autocratique. Mais de l’autre, il y ce qui peut aller jusqu’à l’extrême du repli sur soi.

Par exemple, dans un souci écologique, on peut privilégier les producteurs locaux mais cela peut aussi amener à s’enfermer dans un tout petit cercle et exacerber un certain chauvinisme, un certain nationalisme. Ce nationalisme devient rapidement non inclusif. Il y a un défi de la prise d’autorité par des générations qui sont habituées à quantifier le succès par sa part médiatique, son nombre de de followers etc. Donc il y a une sorte de quantification et de médiatisation du pouvoir, qui vient de la manière autocratique de s’exprimer, qui peut les attirer.

Une étude avait été menée dans beaucoup de pays sur les leaders forts. Et nous avons vu émerger une tendance qu’on appelle Survival Beat et qui est le retour de la brutalité. Si, de toute façon, c’est la loi de la jungle où c’est le plus fort qui gagne, pourquoi jouer le jeu de la gentillesse, de la solidarité qui dans le fond n’existe pas ? Et on a vu en Belgique que cette tendance a très rapidement atteint des scores de 19-22%.

AT  : Est-ce que vous mettez dans cette catégorie les militants de, par exemple, la ZAD de Notre-Dame des Landes?

M.C. : C’est autre chose. Je pense que Notre-Dame des Landes manifeste la tendance de la rébellion avec une mission. Si la fin justifie les moyens, il faut parfois utiliser la violence pour atteindre l’objectif, il y a malgré tout une cause. Et il faut que la cause soit jugée bonne. On est subjectivement pour ou contre mais les personnes se sont engagées pour elle. A côté de cela, il y a cette autre tendance de la brutalité pure. C’est celle qui dit qu’on me ment tout le temps, qu’on dit qu’on est solidaire alors qu’on ne l’est pas. Donc moi j’ai compris que, dans ce monde-ci, c’est le plus fort qui gagne et si j’ai besoin de violence pour gagner, je l’utiliserai.  Mais ici, il n’y a pas de notion de bien commun, pas de cause collective, c’est une lutte individuelle.

« Nous manquons d’utopie »

AT  : Est-ce que vous voulez rajouter quelque chose sur la démocratie ?

M.C. : Il faut une éducation plus impactante sur le système démocratique. Et mettre en avant, ce qui en Belgique est assez difficile, les bénéfices de la démocratie dont les gens ne se rendent plus compte. A mon avis , ce qui manque le plus, c’est du sens, de la vision à long terme. Les politiques ou les entrepreneurs sont presque tous devenus des managers, des gestionnaires de chiffres. Mais très peu donnent encore une vraie vision de la société vers laquelle ils veulent évoluer.

Je suis assez d’accord avec un philosophe hollandais Rutger Bregman qui dit « Nous manquons vraiment d’utopie ». A un moment, il est important de dire aux gens, qu’on soit un politique ou un entrepreneur, qu’il y a une vision de la société à partager, qu’il y a quelque chose qui nous lie, qu’il y a un but vers lequel tendre. Je pense que cela ouvre la porte à des questionnements très profonds sur la démocratie, et peut-être sur son érosion.

Et l’économie sociale ?

AT  : Dernière question en lien avec le travail d’Autre Terre. Est-ce que l’économie sociale et solidaire pourrait-être vu comme une tendance émergente ?

M.C. : Si vous voulez, vous avez presque inventé le sens, le collaboratif et le partage de compétences avant la lettre. C’est une tendance forte. Il faut simplement veiller à donner aux  personnes plus jeunes, qui ont envie de rejoindre ce mouvement, la possibilité d’être autonome, d’élargir son réseau, de répondre à sa quête de  sens et de succès. Bref, d’être en résonance avec le monde.


Cet article fait partie d’Autre Terre Magazine #02. La question du trimestre était les jeunes et de la démocratie. Pour lire l’entièreté du journal, c’est par ici.

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