Sophie Ilboudo Delma est membre de « La Saisonnière », une association de maraîchères qui cultivent en agriculture biologique à la périphérie de Ouagadougou. Elle est professeur d’alphabétisation dans un centre de formation pour femmes.

Racontez-moi votre parcours.

Je suis née dans une famille de maraîchers. Mon enfance fut un peu dure parce que j’ai perdu mon papa dès mon jeune âge. J’ai été élevée par mon oncle paternel. Cet oncle n’avait pas de femme, donc à l’âge de 12 ans, j’étais obligée d’être à la fois une fille et une femme. Je devais m’occuper de toutes les tâches ménagères de la famille et j’allais à l’école, en quittant Tanguin (ndlr : quartier à proximité du barrage de Ouagadougou) pour aller jusqu’à Bilbabilé, cela faisait 10km. Au début on traversait le barrage à pied. Entretemps, mon oncle m’a acheté un vélo, ce qui m’a un peu soulagée. Sinon, je marchais.

Je devais partir au collège, puis revenir, préparer le repas, chercher de l’eau. On n’avait pas le robinet, c’était l’eau du puits. Il fallait aller chercher l’eau, préparer, apprendre ses leçons… et faire toutes les tâches ménagères.  J’ai été scolarisée jusqu’en 3e (ndlr : équivalent de la 3e secondaire en Belgique). Mais je n’ai pas eu le BPC. C’était trop dur à cause de ces multiples travaux ménagers qui m’ont empêché d’avancer dans les études.

Comme c’était un peu dur, je me suis mariée. Mais là non plus je n’ai pas eu de chance, parce que je suis tombée sur un homme méchant. C’était un militaire, et les militaires n’aiment pas donner de l’argent… Ils sont pingres ! J’ai commencé à ramasser le sable que j’ai vendu, puis j’ai vendu des arachides, la kola… pour avoir un peu d’argent.

Je suis ensuite entrée dans l’association « La Saisonnière », c’est là-bas que ma vie a changé. Pour la première fois, je gagnais mon propre argent.

Comment le travail à la saisonnière a impacté votre foyer ?

Comme je gagne un peu d’argent, j’aide mes enfants dans leur scolarité. J’achète les cahiers et j’aide le mari à payer les frais de scolarité. Je peux aussi leur donner un peu d’argent de poche.

Pour vous, qu’est-ce que c’est que d’être une femme au Burkina Faso ?

Ici au Burkina Faso… dans la tradition mossie, la fille n’a pas les mêmes droits qu’un garçon. Au niveau de la scolarisation, on scolarise davantage les garçons que les filles. Dans une famille, on ne va pas investir la même chose selon que ce soit un garçon ou une fille. Elle, elle est étrangère, car elle va partir chez son mari. On ne va pas l’aider. Arrivée chez son mari, elle va devoir aider son mari.

La fille n’est pas soutenue par ses parents pour sa scolarité, parce que même si leur fille va loin dans les études et qu’elle a des chances de réussir, elle devra aller chez son mari. Cette mentalité fait que les filles sont toujours derrière. Quand les femmes sont chez leur mari, elles n’ont pas accès à la terre. La femme n’a pas droit à la parole. La femme est toujours placée derrière, ici, au Burkina Faso. Maintenant on remarque une petite évolution. Actuellement je suis dans un centre de culture : il y a des filles et chacun sait qu’il faut aider la femme et la mettre en avant. Là où va la vie, il faut que l’homme et la femme soient égaux. Pas physiquement, mais intellectuellement ils doivent être égaux. Ensemble, ils doivent aider la famille à réussir.

Si j’ai bien compris, une femme peut être considérée comme une étrangère tout au long de sa vie. Dans sa famille de naissance c’est déjà une étrangère, car elle va la quitter pour aller dans la famille de son mari, et dans la famille de son mari elle est considérée comme une étrangère venue d’ailleurs.

C’est pour ça qu’on ne va pas lui donner la terre puisqu’elle va partir. Parce que si on lui donne et qu’elle part dans l’autre famille, c’est cette famille qui profitera des fruits de sa terre et non sa famille d’origine. Au village, et même en ville, quand ton premier enfant est un garçon c’est la joie, car il s’agit d’un héritier. Quand c’est une fille, on ne dit rien. Ce n’est pas une héritière, car elle n’aura rien. Dans certaines familles, quand un père qui n’aurait eu que des filles décède, on préfère donner ses biens à ses neveux plutôt qu’à ses propres filles… Ça existe. Le garçon a plus d’importance que la fille.

Qu’est-ce que La Saisonnière a apporté d’autres en plus du revenu ?

Avec la saisonnière j’ai fait des petits voyages, j’ai découvert des petits villages environnants autour de Ouaga… Chez mon mari je ne serais allée nulle part. Cela m’a permis aussi de libérer ma parole, ça m’a éveillée. Cela donne une confiance en soi très forte et très importante. Je m’épanouis et je m’éveille.

Pourquoi vous êtes-vous limitée à la 3ème dans votre scolarité ?

Le mari n’a pas accepté. En troisième j’ai pris la décision de me marier. J’ai cru que mon mari allait prendre en charge ma scolarité, même si cela serait en cours du soir. C’était de fausses promesses. Premièrement, tu vas tomber enceinte, accoucher, sera limitée pour suivre les cours. Il te faudra ensuite une autre petite fille pour t’épauler, ou engager une nounou pour s’occuper de l’enfant quand tu es à l’école. Si le mari refuse de te donner de l’argent et que tu n’as pas les moyens de payer une nounou, tu seras contrainte de quitter l’école.

Mon mari avait l’argent, mais il passait son temps à boire de l’alcool en dehors du foyer. Il le dépensait aussi dans les filles de bars. J’étais obligée de me lancer dans des activités génératrices de revenus. J’ai raclé le sable, vendu la kola, les arachides, … Je me suis bousculée de gauche à droite pour pouvoir avoir de l’argent.

J’ai 6 enfants, 5 filles et un garçon. Quand tu accouches des filles tu perds l’estime de ton mari. Dès l’accouchement de l’ainée, l’amour s’est éteint. Il en vient à dire « ce sont des filles comme toi, il faut que tu t’en occupes ». Tu es obligée de travailler toute seule, sans aucune implication du mari. Il ne peut même ne pas payer leur scolarité, car dans certaines mentalités au village, une fille ne doit même pas aller à l’école.

Quand tu es une jeune fille, quels sont tes rêves, vers 12-13-14 ans ? Quels sont tes espoirs ?

Quand mon père est décédé et que j’ai été élevée par mon oncle, j’ai pris à la fois la place de sa fille, et la place de sa femme. Je faisais toutes les tâches ménagères et je devais aller en plus aller à l’école. C’est cela qui m’a poussé à me marier tôt. Car cela n’allait pas, quand on est dans la pauvreté, la misère, on se dit qu’en se mariant ça va aller. Mais parfois en se mariant on complique davantage sa situation. Mais on ne peut plus faire marche arrière.

Avant le mariage, mon rêve était d’avoir le BEPC. D’être accoucheuse à la fonction publique. Mais on ne m’a pas épaulée.

Quel était le déclic avant de vouloir sortir de votre situation ? Qu’est-ce qui t’a fait te décider que tu allais te battre ?

La situation même te pousse à chercher quelque chose pour gagner de l’argent. Quand je vendais de la kola, des arachides, cela n’a pas été facile ! Mon mari m’interdisait ça, par peur que je reste trop en dehors du foyer.

Au début, c’était difficile à La Saisonnière. C’était la pompe manuelle pour irriguer ! Chacune veut arroser ses planches, avec une seule pompe manuelle, c’était difficile. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, il y avait une femme qui était en train de pomper. À ce moment, on n’avait pas distribué tout l’espace, chacune avec 4-5 planches. Il y avait la mévente aussi, les gens ne connaissaient pas le coin. Quand ils ont commencé à connaître le coin, on a commencé à vendre. C’est après 5 mois que j’ai pu tirer de réels bénéfices de mon travail en agroécologie. Avant cela, c’était des miettes.

Comment votre mari percevait-il votre travail à La Saisonnière ?

Au début il me menaçait : « Je n’aime pas ça, tu te lèves à n’importe quelle heure arroser, et tu n’apportes rien à la famille ». Par la suite il y a eu une évolution. J’ai joué à la sourde comme je ne voulais pas arrêter. Mon mari a vu que comme je ne pouvais rien faire dans la famille, et maintenant je peux apporter quelque chose à la famille.

Au niveau de l’égalité homme-femme, pour vous, comment est-ce que la société devrait évoluer ? Quel serait votre idéal à atteindre un jour ?

On s’attend à un vrai accompagnement de la femme. C’est le pilier de la famille. Une femme est très soucieuse de sa famille et se bat. Elle ne peut pas laisser son enfant pleurer de faim, une femme ne peut pas laisser son enfant déscolarisé. Quand elle voit son enfant souffrir, cela lui fait mal. Une femme ne laissera jamais son enfant souffrir. Mais si elle n’a rien pour soutenir son enfant, ça lui fait mal.

Quels seraient vos principaux conseils aux jeunes filles ?

Mon conseil aux jeunes filles, c’est de se dire que leur premier mari, c’est leur boulot ! Bats-toi pour avoir un petit boulot avant de te marier. Parce que les hommes fuient leurs responsabilités. Tu vas avoir 2-3 enfants, et c’est toi qui devras les prendre en charge. Car ton mari va boire son argent et prendre un deuxième bureau. Je conseille donc aux jeunes filles de considérer leur premier mari comme le travail avant leur deuxième mari.

Dans l’avenir, homme et femmes marcheront côte à côte. C’est la vie qui fera ça. On voit que la mentalité des hommes change de jour en jour. Avant la femme n’était rien. Maintenant on voit qu’on accorde un peu plus d’importance à la femme. Le changement de mentalité, même si elle n’est pas grande, est en marche. Dans le gouvernement on voit des femmes à des postes ministériels. C’est déjà un grand pas. Avant, la femme devait rester au foyer avec les enfants. Et puis c’est tout. Point. On pensait que la femme n’était pas capable de réfléchir. Des politiques sont mises en place en faveur de ce changement de mentalité.

Ils ne sont pas encore nombreux les hommes qui ont compris qu’il fallait investir dans leurs filles. Mais le nombre va augmenter. Les filles des villages qui ont pu aller à l’école et qui ont réussi, je dirais que plus de la moitié ont été soutenues par leur maman. Ce sont elles qui ont vendu leur haricot pour gagner de l’argent et les mettre dans la scolarité. Au début c’est toujours la maman qui prend l’initiative d’envoyer l’enfant à l’école, mais quand le papa constate que ça commence à prendre de l’ampleur, c’est à ce moment qu’il soutient. Maintenant, avec le changement de mentalité, le monsieur a compris que sa fille pouvait devenir présidente.

Aujourd’hui les gens ont les yeux ouverts. Ils savent que l’homme, la femme, la fille, ou le garçon peuvent travailler de la même manière. Il n’y a plus un métier que la femme ne peut pas faire. Tous les métiers sont mixtes. Auparavant il y a des métiers que la femme ne pouvait pas faire. Tout ce que l’homme fait, la femme peut aussi le faire. Il faut se bousculer pour avoir à manger et soutenir les enfants.

J’interpelle aussi les femmes qui ne se bougent pas. Certaines sont bridées par leur mari. Mais il faut réussir à négocier avec lui pour qu’il permette de sortir et d’avoir une activité générant des revenus. Au début l’homme ne va jamais accepter, mais quand il verra les résultats cela ira beaucoup mieux. Il faut tout faire pour qu’il accepte de te laisser chercher quelque chose.


Cet article fait partie d’Autre Terre Magazine #8 qui parle du Burkina Faso. Pour lire les autres articles, cliquez-ici.

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